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Le psychologue
Michel Daoust considéra l’enfant qui se trouvait de l’autre côté de la table, où était posée une maison de poupée, avec des meubles et des personnages miniatures. Femmes, hommes et enfants des deux sexes. Plusieurs petits accessoires, divans, tapis, baignoire, toilettes, grands lits et lits jumeaux. Michel Daoust regardait Marie-Lune Provencher, cinq ans, jouer à la poupée.
À son arrivée à l’unité, il y avait cinq mois, l’enfant aurait été incapable de lui parler. Il lui avait fallu plusieurs semaines pour sortir d’une catatonie quasi totale. Elle évoluait dans l’unité comme un fantôme. Faisait ce qu’on lui disait de faire. Mais la plupart du temps, elle était immobile et silencieuse. Sauf lorsqu’elle entrait en crise. Les premiers temps, les éducatrices avaient passé de longues heures assises par terre pour la maîtriser. Après un moment, elles avaient compris que l’enfant réagissait aux sons. Tous les sons un peu puissants la plongeaient dans cet état de panique incontrôlable. Dans une unité où vivaient cinq autres enfants, disons que la chose n’était pas idéale.
Mais elle avait eu ses crises de panique les plus graves à la vue des hommes. À sa première rencontre avec Michel Daoust, elle avait d’abord hurlé pendant une bonne demi-heure. Puis elle s’était accrochée au cou de l’éducatrice, une prise en forme d’étau qui ne souffrait aucune contradiction. Elle était restée sur les genoux de l’éducatrice durant toute la durée de la consultation.
Et puis, un soir, il y avait eu un déclic. L’éducatrice de service ce samedi-là supervisait le bain de Marie-Lune. La petite était la dernière à passer à la salle de bain : les autres enfants étaient déjà couchés. Maryse Gendron avait donc tout son temps. Elle avait fait couler un bain à la petite en mettant beaucoup de mousse. Marie-Lune y était entrée prudemment, en prenant bien soin d’abord de toucher les bulles. Maryse s’était assise par terre et l’avait regardée manipuler la mousse avec fascination. L’éducatrice fit spontanément ce qu’elle faisait avec son propre fils, qui avait à peu près le même âge. Elle se mit de la mousse sur le bout du nez et fit une grimace ridicule. La petite la regarda, saisie. Maryse se remit de la mousse, en forme de barbe, cette fois, et renchérit dans le comique.
Marie-Lune fut stupéfiée pendant quelques secondes. Puis, le clown à bulles provoqua enfin l’effet recherché. La petite rit. Un curieux rire rauque, éraillé. Elle mit tout de suite sa main sur sa bouche, surprise d’avoir elle-même émis ce son.
Maryse lui mit de la mousse sur le nez et sortit un petit miroir. La petite rit encore. Cette fois, la main resta dans le bain.
Il avait fallu plus d’une semaine, ensuite, pour lui tirer un nouveau son. Un écureuil, dans la cour, avait attiré son attention. Elle avait produit un nouveau bruit rauque qui avait écorché les oreilles des éducatrices sur l’étage, mais qu’elles avaient salué à grand renfort de félicitations. La petite avait eu un très faible sourire.
L’affreux son avait été suivi de plusieurs autres. Un jour, elle avait réussi à articuler péniblement son premier mot. Maryse. Un premier mot et une première marque d’amour pour un autre être humain.
Chez elle, le soir, Maryse Gendron avait pleuré.
L’orthophoniste de l’hôpital avait diagnostiqué une sous-stimulation majeure des muscles de la gorge. Pendant cinq ans, la petite n’avait jamais parlé, et son régime alimentaire, très pauvre, était composé en bonne partie d’aliments mous, faciles à mâcher. Elle n’avait jamais fait l’exercice normal de mastication de la nourriture. Pour faciliter l’apprentissage du langage, elle lui avait prescrit une série d’exercices où la petite devait faire des grimaces, mastiquer exagérément, mâcher de la gomme en claquant des mâchoires.
Même après qu’elle eut appris à articuler les mots, il avait fallu un certain temps à Marie-Lune pour comprendre la fonction du langage. Elle répétait simplement les phrases qu’on lui disait, en écholalie. Lorsqu’on lui posait une question, elle répondait par la même question.
— Veux-tu aller aux toilettes, Marie-Lune ?
— Veux-tu aller aux toilettes, Marie-Lune ? répondait la petite.
En fait, cette enfant était atypique, se dit le psychologue. Les premiers tests avaient démontré qu’elle était à la limite de la déficience intellectuelle. Cependant, le personnel avait rapidement observé qu’elle appréciait énormément les livres d’histoires.
Dans les jours qui avaient suivi son arrivée à l’unité, l’enfant avait découvert la petite bibliothèque où l’on rangeait, près du sofa, quelques livres d’enfants. Du poste de garde, une infirmière l’observait. Elle était tombée sur Peter Pan. Elle s’était assise sur le sofa et avait passé au moins vingt minutes à regarder la couverture. Peter Pan, Wendy et, bien sûr, la Fée Clochette. Elle était d’une immobilité totale. L’infirmière avait fini par aller voir si tout allait bien.
Marie-Lune, tirée d’une intense concentration, l’avait regardée. Un curieux regard. Il y avait toujours énormément d’inquiétude, voire de détresse, dans ces yeux, mais aussi, tout au fond, une lueur de contentement. Comme si quelque chose lui avait fait plaisir. Mais quoi ? Curieux, se dit l’infirmière.
La fillette avait pointé le doigt vers la Fée Clochette.
— C’est la Fée Clochette. L’amie de Peter Pan, avait dit l’infirmière.
Marie-Lune était partie dans sa chambre avec le livre. Elle avait découvert, par la suite, que le livre pouvait être lu par quelqu’un. Qu’il racontait une histoire. Elle avait écouté avec stupéfaction la séance de lecture d’une éducatrice. Depuis, ce livre lui avait été lu des dizaines de fois. Marie-Lune voulait toujours Peter Pan.
Jusqu’à ce qu’elle découvre cet autre livre, Léo le Roi lion. C’était l’histoire d’un lionceau courageux et de son papa le roi de la jungle. Celui-là aussi, on le lui avait lu et relu. Un matin, Maryse était arrivée à l’hôpital avec un lion en peluche. L’animal, beige, doux et souriant, avait une bande velcro sur le ventre, sur laquelle s’accolait un lionceau. Marie-Lune l’avait baptisé Ti-Lion. Elle l’avait traîné absolument partout avec elle pendant des semaines.
En fait, Marie-Lune Provencher était un cobaye in vivo des récentes expériences de Daniel Stern, songea le psychologue. En laboratoire, le psychologue américain avait placé des bébés d’un an devant un homme qui cherchait à lever de petits haltères, sans réussir. Le lendemain, placés eux-mêmes devant les haltères, les bébés avaient parfaitement compris ce qu’ils devaient faire : les soulever. L’expérience avait été répétée avec un robot, qui, lui aussi, peinait à soulever les poids. Le lendemain, les bébés n’avaient plus su quoi faire des haltères. Ils avaient été incapables de « lire » le robot comme ils l’avaient fait avec un visage humain.
Marie-Lune Provencher avait vécu cinq ans avec un robot, une mère au visage impassible qu’il était impossible de décoder. Le regard du parent sur son enfant, essentiel au développement d’un nourrisson, la « relation-miroir » avec sa mère, elle en avait été totalement privée. On ne lui avait jamais parlé, on ne lui avait transmis aucun signe et on lui avait communiqué très peu d’émotions pendant cinq ans. Mais dès le moment où elle avait été mise en contact avec des êtres humains normaux, qui réagissent et expriment leurs états d’âme, elle avait commencé à s’épanouir. Elle avait réappris à vivre. Six mois après son arrivée, ses progrès étaient phénoménaux. C’était un cas à soumettre à une revue scientifique.
Bien sûr, elle était toujours suivie par une batterie de spécialistes. Un professeur particulier allait bientôt venir à l’unité lui faire la classe. Si les choses se passaient bien, en janvier, peut-être, une intégration très progressive dans les classes spéciales de l’hôpital. Elle avait encore un retard important sur le plan langagier, mais aussi sur le plan moteur. Elle s’emmêlait les pinceaux en courant, trébuchait dans les escaliers. Comme les muscles de sa gorge, ses petites jambes avaient été très peu sollicitées, avait constaté l’ergothérapeute. Ses pieds étaient tournés vers l’intérieur. Elle devait porter, une heure par jour, des souliers spéciaux fixés à deux languettes de métal afin de réaligner les muscles.
Dès son arrivée, il avait été évident que jamais cette enfant n’avait mis les pieds dans un terrain de jeux. À sa première visite, elle était restée immobile devant les modules de jeux. Elle avait observé les autres enfants pendant une demi-heure. Puis, elle s’était tournée vers le carré de sable et avait manipulé avec fascination les seaux, les pelles et les tamis.
Le psy avait laissé son esprit dériver. Il revint dans la pièce avec l’enfant. Après tout, il avait une mission à remplir.
— Où est ta maman, Marie-Lune ?
La petite hésita, puis désigna un personnage féminin adulte, entouré de plusieurs enfants. Le personnage était dans la cuisine. Elle jouait avec cette petite poupée aux cheveux bruns depuis le début.
La poupée brune s’appelait Maryse, expliqua la petite.
— Et Jeanne, où est-elle ?
La petite le regarda.
— C’est qui, Jeanne ?
— La dame avec qui tu vivais avant de venir ici.
La petite prit un autre personnage aux cheveux bruns. Un lit. Elle plaça le meuble et la dame dans une chambre, éloignée de la cuisine. Le reste de la pièce était vide.
Le psychologue expliqua à Marie-Lune que Jeanne s’ennuyait, toute seule dans sa pièce. Qu’elle aimerait avoir de la visite.
— Et si tu allais voir Jeanne ?
Marie-Lune le considéra longuement avec ses grands yeux dorés.
— Non, dit-elle.
Le psychologue s’attendait à cette réponse. Il prit une série de pictogrammes pour expliquer à la petite le déroulement d’une visite. Une auto, une salle de jeux, encore une auto, puis retour à l’hôpital.
La petite évalua la proposition.
— Ti-Lion pourra venir ?
Depuis un mois, les éducatrices avaient réussi à confiner Ti-Lion dans le lit de Marie-Lune. Mais la visite à sa mère était une circonstance exceptionnelle. Elle avait besoin de tout le soutien possible, y compris celui d’un lion en peluche.
— Oui, répondit-il.
Première visite supervisée aura lieu le 5 septembre 1980, écrivit Michel Daoust dans son carnet.